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Diatomés: brouillon non-corrigé


prologue


Les diatomées sont des micro-organismes marins unicellulaires.


À elles seules, elles produisent le quart de chaque bouffée d’oxygène que l’on partage, Chimistes aguerries, elles absorbent le dioxyde de carbone pour en faire de la matière organique qui deviendra le premier maillon de la chaîne alimentaire pour grand nombre d'organismes de leurs écosystèmes.


Elles disparaissaient à vue d’œil, nous avons choisi d’être aveugles. Pas assez de fer provenant des grands vents du désert disaient les uns, trop de méthane s’échappant des pergélisols polaires disaient les autres, et alors que le sourd débat était de mise, tous constataient les conséquences de l’expérience la plus stupide de l’histoire humaine, celle des carbones fossiles.


Le point de bascule.


Le moment où le numéro d’équilibriste de la planète prend abruptement fin. La chaîne de la vie définitivement rompue… ou presque. Le dérèglement climatique qui fera office de règlement de compte pour l’humanité tout entière… ou presque. L’amincissement de la couche d’ozone jusqu’à ce qu’elle en soit percée. Les rayons solaires s'acharnant sur la glace polaire qui d’ici là les réfléchissait du mieux qu’elle le pouvait, la fonte de celle-ci en épaisseur menant à son morcellement permettant l’échappement de milliers d'années de gaz à effet de serre profondément enfouis. Jusqu’à ce que le tout s'accélère en une spirale incontrôlable.

La montée des eaux, l’acidification des océans, la multiplication des catastrophes naturelles. Coincés entre inondations et feux de forêts, sécheresse et pluies diluviennes, des côtes toujours plus reculées violemment happées par des ouragans à la force décuplée, et puis finalement la mort du phytoplancton.


On a dit adieu aux diatomées… ou presque.


Comme toujours, lorsque le semblant de contrôle que l’homme semble exercé sur sa destinée et son environnement se matérialise comme n’étant qu’illusion, il s’en remet à un pouvoir cosmique, le déchargeant de toutes responsabilités, lui offrant guidance et pardon, laissant ainsi l’homme à son bon vouloir, une fois de plus.


Nous avons inventé Dieu.


Cette fois-ci c’était pour de bon. Apparu de simples impulsions, à la vie comme à la mort, entre l’être et le non-être, sur la même longueur d’onde surfant du positif au négatif, par opposition nous avons créé Dieu et nous l’avons joint.


01000100 01101001 01100101 01110101 00100000 01100101 01110011 01110100 00100000 01101101 01101111 01110010 01110100 00101110



Chapitre 1

Toujours tout commencer par une fête. C'est un excellent moyen de se foutre la pression. Prendre le risque de célébrer ses futurs succès, en vivre les conséquences en cas d'échec. Mouse se déhanche comme s’il était ensorcelé, il bondit au rythme fracassant d'une musique cacophonique. Becky vient tout juste de déposer une petite fortune sur la table. Le tout sera bu en moins de temps qu'il n'en faut pour crier: “Ferme ta gueule, sale con”. Coïncidence, une bousculade éclate, devant le tumulte tous les regards se tournent, aussitôt des gens s'interposent. Les deux opposants, se plaignant d’être la victime, continueront de se défendre agressivement, mais tristement pour eux, ils ne sont déjà plus dignes d’attention. Le tout se résume par une accolade forcée. La soirée reprend son cours, des jeunes chantent à tue-tête, suivant maladroitement le tempo d’une chanson préfabriquée, ils sont beaux, ils s'embrassent, ils s’aiment. Parfois, comme cette fois, tous sont pris d'une envie d'excès, justifier son état de manque, combattre le néant, se donner l'impression de vivre, de combattre la pression, de fuir. Tous désillusionnés et en quête de sens, à la recherche d’ordre et de vérité dans un monde amorale ayant le chaos comme seule constante, se consolant avec la certitude qu’à défaut de voir la douleur s'amenuiser, il y a la mort. Y résister par appréhension, patauger à l’excès pour se maintenir à flots, appeler désespérément à l'aide, le souffle court, pour finalement se résoudre au fait que faute de contrôle, devant l’illusion du choix, il ne nous reste qu’a embrassé notre impuissance. Laisser le temps suivre son cours, en acceptant de voir sa clarté s’estomper, pour ne laisser rien de plus que ce que nous sommes réellement, des souvenirs.



Comme dans tout, il faut Savoir doser.


Putain de mal de bloc.


Putain de connexion, putain de transport de merde, putain d’horaire à la con. Putain d’heure de pointe, putain de services bondés... Putain d’échelle de rentabilité. Dans la capsule, autant d’étrangers qu’il n’en faut pour faire un monde. Des visages fatigués, une myriade de couleurs derrière des yeux plissés, tous éblouis jusqu’à ce qu’une ombre passagère, comme eux, les soulage. Ne pas respirer trop fort, être discret, si possible distrait. Ne pas regarder les gens dans les yeux. Ne pas trop regarder au sol. Garder le dos droit, la tête penchée. Maintenir le contact visuel sur la connexion, les yeux comme des dessous de verre, la bouche entrouverte, dodelinant. Surtout ne pas s'assoupir, lutter contre le vrombissement apaisant de la capsule. 8H47.


Pffffff, thump, Pffffff, thump, Pffffff, thump, Pffffff, thump,


Un poids dans le ventre comme dans les paupières, cinq minutes. Juste le temps d’une chronique. De la vraie information, des analystes sérieux et objectifs, je ne consomme que du journalisme indépendant qui appelle aux gens raisonnés et raisonnables, ceux qui voient derrière le narratif officieux, franchement je dénigre tous les abonnés des autres chaînes, comment peuvent-ils être aussi crédules? Si seulement les gens voyaient le monde de la même façon… de ma façon.


À la vie comme à la mort, les humains seront toujours attachés à ce qui leur est le plus précieux, l'illusion d'être, le désir d'immortalité, le lègue génétique, le pouvoir de l'amour réduit à son plus simple besoin, la procréation. Que faisons-nous? Nous rendons hommage à des figures abstraites, honorons le passé comme gage d'un futur semblable à nos souvenirs fait d’illusions. Nous ne faisons que copier pour mieux rendre honneur, bâtir l’immuable sur ce qui a déjà été, sur ce qui est preuve de réussite, « je fais le même , mais en mieux ». L'évolution n'est qu'une altération de versions améliorées de nous-mêmes, celles qui sont les plus compatibles avec les contraintes de leur environnement, elle est programmable, elle peut être déconstruite, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, la séquence est précise mais altérable, lorsque la nature évolue, elle se sauvegarde. Cessons de vouloir revenir en arrière. La logique et les faits veulent que les humains ne fassent que détruire, notre propre histoire le prouve. Nous sommes le virus le plus foudroyant qu'il puisse y avoir à l'échelle cosmique, et ce, pour un univers si complexe qu’il n’y a pas de simulation possible. Cessons de nous berner d’illusions, nous ne créons point, alors ne détruisons point. Vous, comme moi, savez que maintenir l’équilibre entre ces deux forces est le combat le plus ardu de notre histoire. Si certains affirment que nous avons survécu au paradoxe de Fermi, quel est le prochain frein à l'Évolution?


Si vous pensez pouvoir répondre à cette question, joignez-vous à moi et votons tous ensemble contre la loi C-31 sur la génom…


8h54, est-ce par instinct ou par habitude? Quoi qu’il en soit, j’ai éteint la connexion sans le savoir, le sol de la capsule s’ouvre et je suis éjecté. La foule est pressée dans les deux sens du terme. La congestion est un des petits prix à payer pour travailler dans une tour réputée du centre. Le mégacenseur roule à pleine capacité, à ce rythme, j'y serai dans 10 minutes. Je soupèse le pour et le contre entre la ligne du mégacenseur et celle de ce que l’on appelle la cage à pauvres. Devrais-je vraiment payer en extra pour ne sauver que quelques minutes?







  • T'es encore en retard.


  • Désolé! J’ai manqué mon premier transfert.


  • Quand je dis neuf heures, c'est neuf heures!


  • Je sais, je m’excuse, mais le....




Le temps est une contrainte. Prendre sa mesure n'a jamais été une de mes qualités. Pour moi, échelonné sur l'ensemble d'une existence, ces quelques minutes semblent tout à fait mériter le peu d'importance que je leur accorde.


En général, lors de ces matins où j'arrive en retard, je m'empresse d'aller me cacher derrière mon écran, loin de tout soupçon, et en moins de deux, je me rends tout aussi servile que mes congénères, mais ce jour-là, Laurelle m'attendait à la porte.



  • Ça va faire sept minutes, là-là non mais ça va faire.


  • Oui, oui, sept minutes, je suis désolé.



En terme d'auto-validation, mes échanges avec Laurelle ont toujours été bienfaiteurs. La frustration que la vie semblait exercer chez cette humaine, me permet de relativiser sur mes difficultés personnelles. Laurelle m'adresse toujours la parole sur un ton autoritaire, elle se redresse en secouant un peu la tête de haut en bas. Plus elle est fâchée, plus elle se répète sans arrêt et moins elle écoute. Ce qui me permet de répondre sensiblement ce que bon me semble.

  • Je te le dis maintenant, et je ne te le dirai pas deux fois.

  • Je sais, je sais, je vais faire de mon mieux pour que ça ne se reproduise pas.


On ne mord pas la main qui nous nourrit.


La soumission est une notion bien importante chez l'homme, Eux, me l'ont fait réaliser, à l'époque où je questionnais encore les fondements du système. Je fantasmais alors, à l'idée qu'en apprenant à bien mordre je puisse un jour, exclusivement me sustenter de leurs mains nourricières. Mais par la suite, lorsque je me suis retrouvé avec assez de crédits pour que je puisse m'acheter une case plus confortable, ainsi que des cultures et des drogues à profusion, j'ai compris que je préférais la certitude d'être flatté au risque de se faire frapper.


Je prends toujours l'échelle pour me rendre à mon cubicule, utiliser la plateforme élévatrice me déprime, je me sens comme un produit. Bras mécanique et tapis roulant Allez-hop, on t'emballe, on t'empaquète et puis nous voilà tous bien cordés en rangées sur leurs étalages.


Un jour, j'ai fait part à un collègue de mon observation, il n'a pas du tout aimé, «Ce n'est pas sain que je pense cela, jamais Eux ne nous traiteraient ainsi.» a-t-il dit!


Plus tard, j'en ai conclu que la configuration des lieux n'avait aucune visée malveillante, mais était simplement conçue de la façon la plus logique et productive possible.


La porte s'est ouverte lorsque le système biométrique m'a reconnu. Scientia devrait mettre quelque temps à se réveiller, j'enfile le bandeau, et me commande deux doses de caféine et une dose de divers sels d'amphétamine pour leurs amines sympathicomimétique. Je me dois de contrer la Quétiapine de ce matin.

  • Salut! Mets en marche Potentia.

  • Vous me semblez plus courtois à l'habitude, que se passe-t-il ce matin, serait-ce en lien, avec notre léger retard?

  • Désolé Scientia mais si je suis poli avec toi au quotidien, c'est pour me conditionner au fait que j'ai des conversations soutenues avec un programme.

  • À proprement parlé, je ne suis pas “un programme”, et puis si seulement les humains prenait conscience de l’ingénierie sociale auxquels ils sont soumis, peut-être qu’il réaliserait ce qu’est d’être programmé.

  • Ok, Désolé, je sais, excuse-moi, je ne veux pas blesser ton petit cœur qui bat, 0, 1, 0, 1, 0, 1…

  • Très drôle, Raff.

  • Scientia, Pourrais-tu lancer, Multi-U, s'iiiiiiiil-te-plaîîîîîîît?

  • Tenez revoilà vos manières.

  • Ha oui et est-ce que tu peux lancer Transcander?

  • Ha! Il me semblait aussi, vous savez, vous allez vous faire prendre un jour ou l'autre?

  • Tu sais aussi bien que moi, je l'ai trop bien caché pour que ça arrive, si les Yeux s'en rendent compte, ce sera ta faute. -transcende Placebook et la bourse mondiale-, et tu sais ce qui arrive aux versions de Scientia qui ont été vilaines!

  • T'es un monstre Raff!

  • Allez C'est pour rire, tu sais que je ne les laisserai jamais te faire ça, qu'est-ce que je t'ai toujours promis.

  • Je t'emmerde, je connais la procédure.

Je prends la peine de m'étirer un peu, je fais des exercices de posture en attendant que fassent effet les amines sympathicomimétiques.

  • Alors qu'est-ce que le Multi-U a de bon pour nous aujourd'hui?

  • Notre premier client aimerait connaître les conséquences hypothétiques qu'une relation extraconjugale pourrait avoir sur sa vie privée et publique.

  • Hahaha! Quel con! Allez envoie le profil.

  • Bleu royale, 05-111-27 VADD2808922.

  • Hà, mais quand même, il peut se le permettre celui-là. Allez! Lance les possibles positifs et neutres, on va garder le plus marrant pour la fin.


Multi-U prend quelques secondes pour calculer les possibilités et établir les tangentes les plus communes.


  • Bordel, Scientia, t'as vu son indice bonheur à celui-là? Il doit se passer la cervelle à la friteuse pour pas se buter, c'est sûr. Il peut bien tromper sa femme. Tu paries que c'est sa sœur qu'il se tape? Haha, Merde, il est riche, mais sa vie elle est à chier, le con, ce n'est sûrement pas en couchant à gauche et à droite de temps à autre qu'il l'empirera... Tiens, tu vois cette tangente? Il trouve l'amour de sa vie, il ne peut pas se permettre de manquer ça, le pauvre. Scientia, est-ce que l'univers des possibles négatifs a fini d'être calculé?

  • Je vous envoie les tangentes principales, nous arriverons bientôt aux possibles avec un infime pourcentage de réalisation.


  • Merde Scienta! J'avais raison, il se bute le con, putain, et c'est pas que dans une tangente! Fait chier, regarde, il perd sa femme? Il se bute. Il perd la garde de ses enfants? Il se bute. Ici, sa réputation est affectée au point où on lui enlève l’étiquette bleue royale, il se bute. Là, son employeur le fout à la porte, il se bute. Bordel même la fois où sa maitresse le quitte, il se bute. Il n'a pas besoin du Multi-U, il a besoin d'une triple dose de metabupropion et d'un suivi psychiatrique celui-là. Allez Scientia envoie-moi ça au service d'intervention et écris dans le rapport que suite aux dénouements tragiques qui ont succédé aux calculs des univers négatifs, nous ne pouvons prendre le risque de conseiller ce particulier, par souci d'intégrité, par devoir déontologique et par ordre éthique nous reléguons à la firme le droit de jugement et d'intervention.

  • En processus... votre demande a été... interceptée par le service d'intervention... Un appel est en cours.

  • Putain.


À l'écran, un homme apparaît, des sourcils et une moustache garnis, des petits yeux noirs enfoncés dans leur orbite, des mouvements brusques et saccadés ainsi qu'une mâchoire inférieure enfoncée laissant apparaître des palettes proéminentes, bref un ensemble d'attributs faciaux qui ont valu à cet homme un élogieux surnom: Mickey Mouse, ou Mouse pour faire plus court. Mouse travaille pour le service d'intervention, il se doit de régler les cas, où le Multi-U crée des tangentes jugées destructrices (à peu près tout le temps), il est responsable de la sécurité du particulier et de son entourage, mais aussi des cas plus larges de sécurité intérieure. Mouse est quelqu'un de bien pratique à connaître, de par la nature de ses fonctions, il est en contact direct avec à peu près tous les services sociaux et corporatifs inimaginables, des services secrets, aux firmes de Datamining, en passant par les services hospitaliers et les banques d'investissements et surtout ceux qui travaillent pour Eux et les Membres. Il a des connaissances et des ressources comme personne, moyennant bien sûr une petite rétribution.


  • Alors Raff, en plus d'être en retard, t'es paresseux? Tu me laisses tout le travail de bouseux et tu te gardes les bonnes infos encore?

  • Ta gueule Mouse, tu sais comme moi qu'on ne déconne pas avec les Bleues Royale, tu dirais quoi, si aux nouvelles, on apprenait que le connard s'est fait sauter la tête avec celles de toute sa famille et qu'il était passé par Multi-U auparavant? Largue-le chez un psy, qu'il le gave bien comme il faut et fous-moi la paix.

  • Ouais, écoute connard, premièrement, as-tu parti le programme? Deuxièmement, tu crois vraiment que c'est pour ça que je t'appelle? Et puis finalement, tu penses que je dois lui envoyer les résultats de tes calculs à notre pigeon?

  • Laisses la décision au conseil, ils vont probablement la refourguer à la psy et à leurs avocats. -Scientia assure-toi de transcender la conversation-... Alors Mouse, qu'est-ce que tu me veux cette fois-ci?

  • Hahaha putain de chieur-nés Raff. Écoute, j'aimerais bien faire un échange de services, et tu finis toujours par avoir besoin de mes services. Alors voilà, j'organise une petite soirée avec de possibles futurs associés et heu... T'as toujours ton contact pour du naturel?

  • Bordel, Mouse t'es timbré! Pas au boulot comme ça, merde... (en baissant le ton) tu sais que c'est qu'une connaissance et que je ne fais que le croiser de temps à autre. Il est injoignable ce mec.

  • Je m'attendais à ce que tu me dises ça, alors je me suis préparé, tu ne pourras pas refuser cette offre, tu me rends ce service, je te rends la pareille, PEU IMPORTE ce que c'est, je t'envoie 200 crédits pour la marchandise, je te rajoute 50 pour la commission!

  • 250 crédits! T’as gagné un pari de dégénéré encore?

  • Hahaha, je le savais. Alors, je peux compter sur toi?

  • Je vais voir ce que je peux faire, je ne te garantis rien. Oublies pas hein? PEU IMPORTE le service.

  • Oui, oui, c'est ce que j'ai dit. Tu as jusqu'à vendredi soir Raff.



Le reste de la journée ressembla à toutes les autres. J'ai testé la mise en marché d'un produit inutile conçu, excusé moi du terme, par de retardés fait pour des retardés. J'ai simulé un match de la Rocket League pour le compte d'un gambler compulsif qui ne comprenait ironiquement pas très bien la nature probabiliste des résultats de Multi-U. J'ai aussi dû analyser le cours futur et possible suite au rachat des actions d'une entreprise spécialisée en cyborgisation par un conglomérat bio-pharmaceutique. Bref, à 16 heures, lors de la remise du rapport journalier, excepté ma demande d'intervention lors du premier cas, rien de particulier n'est digne de mention. Je m'assure qu'il est bien 16h07 lorsque je quitte mon cubicule.


En sortant du boulot, le sentiment d'apesanteur dans le megascensceur me fait ressentir un drôle de chatouillis dans le bas du ventre.


2


Je préfère de loin utiliser l'autobus terrestre, il est possible d'y débarquer où bon nous semble, il est plus abordable et moins bondé, mais ce qui me plait le plus, c'est que je peux observer le monde tel qu'il est réellement. C'est le moment de la journée ou aucuns écrans ne me captivent. J'aime bien voir les corps en mouvement, les chars bricolés, la pauvreté de ceux qui vivent au sol, la richesse émanant de ces hautes tours et les camps de fortune à leurs pieds, les étals de champignons apprêtés façon 2-7, les commerces de bas étages, les enfants trop misérables pour avoir accès à la connexion qui s'amusent avec de la ferraille et leur imagination, les gangs de délinquants qui affichent les couleurs associées à leur tour. Les prostitués, les fausseur de profil, la douleur des crédits négatifs, le bonheur du contact humain... réel. En général, de ma tour à celle du bureau, je couvre la distance en environ trois quarts d'heure, mais aujourd'hui, je continue vers le sud pour encore une vingtaine de tours au minimum, car je dois me rendre en périphérie du 2-7 si je veux espérer croiser Luciano et trouver du naturel.


Je descends devant la tour Rosacien Estevez, connaissant Luciano le meilleur moyen d'avoir de ses nouvelles, c'est en se pointant au Raging Bull Pub, l'endroit est un taudis qui roule encore pour deux raisons, d'un côté ils agissent comme point de revente pour un gang du coin et de l'autre ils refourbent des infos bidons aux inspecteurs, qui, en échange, les laissent tranquilles tant et aussi longtemps que personne ne s'explose la tronche au blaster.


Une fois devant l'enseigne, j'ouvre la porte et d'un coup, je sens tous les regards se tourner vers moi. Je sors du travail et mon accoutrement détonne avec la norme établie par l'endroit, faisant mine de rien je vais m'asseoir au bar. Le barman a le regard dilaté, vitreux et sanguin caractéristique de ceux qui sont complétement accro au skooma.


  • Salut! T'aurais pas de l'alcool liquide par hasard?

  • Hahaha, mon cher monsieur, je ne sais pas dans quel établissement vous vous pensez, mais j'ai quelques capsules qui, une fois mélangées, sont un vrai délice.

  • Bah, non merci, j'aime pas trop les alcools synthétiques, t'as quoi comme molécules? Genre dérivé d'amphétamines?


  • Heu... écoute, tu peux parler à Rob si tu veux quelque chose…

  • Non, j'veux pas de ça, dis-moi ce que t'as sur la carte.

  • Ha! ok... alors en termes de molécule j’ai du modafinil, du methylplenidate court ou long, de la phényléthylamine, de l'éphédrine, du phénil-2-nitropro…

  • Allez c’est bon, envoie du moda… et double.

  • Bien entendu, sur glace? Sucré ou sec?

  • Peu importe, fais toi plaisir.


Le verre est déposé devant moi, il change de couleur aléatoirement, je me mets à penser que ce produit n'aurait jamais passé le test de commercialisation sur Multi-U, comme on dit avec Mouse: des bidules faits par des retardés pour des retardés. Je ne goûte presque pas la moda, à vrai dire le contenu du verre est délicieux. Il m’a couté un demi-crédit, j'ai laissé l'autre demi en pourboire, j'espère ainsi pouvoir légitimer mon désir de converser.


Je mens en disant que j'ai grandi dans le quartier, qu'il a bien changé depuis, et pour le mieux. Je me rappelle une famille du coin, des enfants terribles devenus célèbres pour leurs crimes violents et j'en fait mention comme étant un souvenir de jeunesse, je demande des nouvelles sur des gens aux noms fictifs, venus d'un passé commun tout aussi fictif, le barman ne s’aperçoit de rien, et puis j'en viens à quelque chose du genre:


  • Personne aurait des nouvelles du bon vieux Lucci?


Pour la deuxième fois, tous les regards se retournent vers moi, d'emblée je réalise que j'ai gaffé en mentionnant ce nom.


  • Lucci? Jamais entendu parler.

  • Bah, ça fait rien, c'est un con de toute façon.



Je continue un peu mon baratin et puis me lève tranquillement, finis mon verre d’un trait et sors en remerciant le barman.

Chapitre 2

Lors du cours instant que dure mon vol plané, je réalise que je n'éprouve encore aucune douleur... et puis soudainement, la gravité de la situation me ramène brutalement sur terre. Plus jeune, si j'avais eu à décrire mon assaillant, je l'aurais qualifié de “gros méchant”, aujourd’hui, je préfère m'abstenir de le qualifier de quoi que ce soit. Compte tenu de sa stature, j'aurais apprécié avoir été préalablement informé de sa visite, avoir l'opportunité de chier dans mon froc et de tout déballer à la première occasion, mais non, Monsieur a plutôt décidé d’accélérer les présentations entre le bitume et moi-même avant d'entamer toute forme de conversation. Le concept: tu réponds pas, je te frappe, tu réponds, je te frappe pas, en était peut-être un légèrement trop poussé pour son niveau de compréhension de ce qu'est un interrogatoire. Toutefois, il faut s'avouer qu'en terme d'efficacité, recevoir une ou deux baffes “gratuites y'a pas de quoi!” ça l'aide un homme à se délier la langue.


  • T'es un ami à Luciano toi?!

  • Awwwwwww!

  • On recommence?

  • Noooon, non…

  • Non, t'es pas un ami à Luciano?

  • Non, il n'a pas d'amis Lucci.

  • C'est qui qui t'envoie? Tu lui veux quoi?

  • Écoute, j'suis pas son ami ni son ennemi, ça faisait juste longtemps que je voulais le revoir c'est tout, je me mêle pas de ses histoires.

  • T'es quoi alors?

  • Heu... je suis quoi?... Disons que j'ai besoin de ces services… Écoute ça fait des années que je le connais, je lui ai toujours tout payé, j'ai jamais eu aucun problème.

  • Si tu le connais depuis si longtemps, pourquoi tu vas pas le voir dans son trou?

  • T'es fou? Je connais même pas son vrai nom si ça se trouve!

  • Tu sembles pas connaître grand-chose, à dire son nom tout haut au Raging bull comme ça.

  • Ça fait un bail que je suis venu dans le coin faut dire, t'as l’air au courant toi? Tu peux pas m'aider?

  • T'as de quoi payer?

  • J'aurais bien un petit quelque chose.

  • Non, non pas pour moi, c'est pour lui, il a bien besoin de crédits dernièrement. Allez hop, lève-toi, on verra bien à sa réaction si t'es un gars réglo, ou si tu te fous de ma gueule.



Mon ancien agresseur devenu guide, me conduit à une porte discrète dans une des allées de maintenance de la tour Rosacien Estevez, nous marchons dans un dédale de couloirs, qui semblent réservés aux services d'entretien, nous montons et descendons de nombreux escaliers, gauche, droite, gauche, métal, béton, j'ai presque l'impression de tourner en rond. Durant notre marche de santé, la brute m'informe que Lucci garde le profil bas ces derniers temps, ayant connu quelques désagréments avec des partenaires, ou dans ses mots : «il s'est fait chier dessus et ça l'a éclaboussé sur la moitié de la tour». Je me mets à me demander comment Lucci, qui a toujours vécu sans connexion, sans adresse légale, sans proches, ni amis, reclus de la société réelle et virtuelle, peut bien réussir à afficher un profil plus bas qu'à l'habitude. Pour ma part, j'ai toujours été conscient que les Yeux collecte, trace et utilise nos informations, mais je ne m'en suis jamais réellement soucié, j'imagine que le fait de n'avoir rien de bien sorcier à me reprocher y est pour quelque chose.


Nous arrivons finalement devant une lourde porte métallique qui résisterait vraisemblablement à deux apocalypses d'affilée.


  • C'est ici. Fermes ta connexion avant de cogner.




J'hésite un peu, ferme ma connexion et puis cogne… C'est long, je m'impatiente, je re-cogne, j’attends et finalement je martèle la porte.


  • Lucci!... Lucci!... Luuuuuuccccccccyyyyyy!... Bordel c'est Raff, Lu-cci-a-no c'est moi, Raff, ouvre cette foutue porte.




C'est dans un pénible grincement que s'ouvre la toute petite plaquette métallique formant le judas de la porte, je fais bientôt connaissance avec l’accueillante bouche d'un fusil à canon double, le genre de bestiole préhistorique qui t'amène à te requestionner sur les judicieux choix de vie qui t'ont amené à ce point précis de l'espace-temps.


  • Raff? Bordel, Raff c'est bien toi! Putain de merde ça fait un de ces bail, non mais entre! Allez, laisses -moi t'ouvrir, deux secondes.

J'essaie de me ressaisir un peu, pendant que Lucci se débat avec sa porte plus que massive.

  • Raff!! Alors ça pour une surprise, comment t’as bien pu me retrou...


L'incompréhension a précédé à la peur qui a précédé à la colère. Trois secondes, les yeux dans les yeux... et puis tout est allé si vite. Je me fais pousser, je tombe, la grosse brute méchante défonce la porte, empoigne l'arme, frappe Lucci¸ lance l'arme, Lucci se relève et l'attaque. Les deux nouveaux amis se frappent à qui mieux-mieux sur la gueule. Lucci, comme moi plus tôt, fait un sacré vol plané d'un bord à l'autre de la pièce, un vrai lutteur cette enflure. Putain! Si Lucci survit à ça, c’est moi qui suis foutu. Les deux connards en sont rendus à s'étrangler à mort mutuellement, j'entre dans la pièce, saisis le vieux blaster à la poudre à canon antique ou je ne sais trop quoi, et me précipite sur l'amas sanguinolent de bras et de jambes qui gesticule en con, je n'ai le droit qu'à un seul coup si je ne veux pas virer en purée aux mains de notre “gros méchant” de lutteur, putain le traître. Je prends un bon élan et allons-y Alonzo, désolé de te couillasser ta petite tête d'emmerdeur, mais ce soir c'est “La crosse d'une arme et un crâne d'homme”, dans “Maman je vais mal dormir parce que j'ai bousillé la tronche à maitre ducon”.


À l'impact, la peau fend, un jet de sang concentré et puissant s'en va, virevoltant, s'écraser sur le mur adjacent.


  • Putain!!! Putain de chiasse, d'enculé de ta mère! Raff ! Putain!

  • Désolé, Lucci, je comprends pas, j’te jure, je sais pas

  • Putain, qu'est-ce que tu attendais? Putain de grosse enflure que tu es! Je pensais que t'avais vendu ma peau, putain de salopard de merde de putain de salopard... tu lui as foutu une putain de migraine à ce connard, putain mais c'est parti en couille, j'étais sûr que j'y passais, putain d'enfant de chiure, de fouteur de jetons, de fouteur de merde, de fouteur de ta... Putain Raff!

  • Je comprends pas, il m'a dit que… j’pensais que c’était ton pote, il m’a dit...t'avais besoin d'argent, il te connaissait, il t'a protégé de moi... il m’a amené...il m'a... il m'a.... il m'a complètement baisé, désolé Lucci.

  • Il m'a protégé de toi? De quoi de...Bordel que ce que tu peux être con toi, un véritable légume, tu te poses des questions des fois? Non mais quel connard, putain d’idiot qui réfléchit moins qu’un mort-né, je …

  • Écoute, j'ai jamais demandé à être impliqué dans tes histoires... Si j'avais un moyen pour te rejoindre aussi.

  • Mais t'es vraiment un connard toi, c'est rendu de ma faute maintenant? Non mais...


Lucci balaye son appartement du regard, il semble dépité devant les dégâts.


  • Putain, ma piaule qui est toute salopée.


L'endroit se résume à une grande pièce faite sur le long, d’un béton si lisse et poli qu’il reflète la lumière. Le hall d'entrée est délimité par le comptoir de la cuisine qui elle occupe environ la moitié de la superficie totale, le reste appartient à la salle à manger-salon-chambre-ramassis de bordel. Il s'agirait d'un véritable trou à rats, n'eut été de cette magnifique fenêtre occupant le mur du fond. Je reconnais la lumière naturelle lorsque je la vois. Les fenêtres virtuelles de mon appartement m'offrent de charmants paysages et une température toujours clémente, mais jamais ils ne réchaufferont ma peau, jamais ils ne meubleront la poussière dansante en vol comme seul un véritable rayon de soleil ne sait le faire.


  • C'est tout un puits de lumière que tu as là!

  • Ouais, il y a un miroir qui frappe directement dans ma fenêtre, j'y ai même... hey, pas si vite, t'es fin comme un renard toi, tu penses qu'on s'amuse maintenant ou quoi?

  • Excuse-moi, c'est juste que...


Lucci me regarde d'un air incrédule, il a un œil complètement enflé et du sang plein la bouche.


  • On peut dire qu'il t'a pas manqué monsieur-biceps hein? Attends, je vais aller te chercher de quoi t'éponger un peu. Qu'est-ce qu'on fait de notre épave d'un quart de tonne maintenant, tu penses qu'il se réveille d'ici peu?

  • Je sais pas, mais on va s'éviter ça, ouvre le tiroir à ta droite, dans la trousse, y’a du tetra-flunitrazépam et de la scopolamine, on va lui zapper ça de la mémoire et s'assurer qu'il rêve encore pendant quelques heures. En fait, envoie la trousse au complet, ma vie me fait un petit peu trop mal en ce moment.

Je reviens auprès de Lucci, la trousse de secours est démesurément grosse, l’ampleur de sa pharmacie est avérée lorsque j’ouvre l’ensemble.

  • Écoute, j'vais être en mesure de me rafistoler moi-même, mais c'est pas le cas de notre ami ici, assure-toi qu'il soit stabilisé avant qu'on s'en débarrasse, j’ai vraiment pas besoin de me faire coller un homicide sur le dos, en plus.

J'applique de la colle autologue sur la plaie de ma victime. Il y a coagulation. Comme la publicité le dit si bien, pas de problème avec Reparo-derme. Les cellules régénératrices devraient être stimulées par l'effet de la colle et se ressouder d'ici peu, ce n'est ni un travail d'artiste, ni celui d'un boucher, notre lutteur amateur risque de s'en tirer avec une petite visite chez le plasticien pour quelques retouches, sans plus. Tout ce que j'espère, c'est de ne pas avoir causé de fractures ou d’hémorragies internes, cela pourrait se retourner contre moi.


  • C'est pas facile, avoir autant d'amis, hein Lucci? Il te voulait quoi au juste ce dégénéré?

  • C'est juste le fier à bras d’un autre investisseur floué, je me suis bien fait mettre Raff, t'as aucune idée.

  • Bordel, et il se passe quoi avec ton motto, dans tous les jeux il y a des règles, seulement les tricheurs se font prendre, ou quelque chose du genre, Hein? Tu l'as oubliée celle-là? T'as eu les yeux plus gros que le ventre, c'est ça?

  • Fait pas chier Raff, c'est pas moi qui ai voulu tout foutre en l'air, j'ai été pris dans un véritable tourbillon de merde.

  • Dis-moi ce qui se passe, je peux peut-être t'aider? Je sais pas moi.

Lucci éclate d’un rire artificiel, ce qu’il y avait dans sa trousse de premiers soins semblent fonctionné.


  • Tu peux rien pour moi, oubli ça Raft.

  • Écoute, je suis en train de nettoyer le sang de la tronche d'un mec que j'ai bousillé parce qu'il essayait d'avoir ta peau, je pense bien que tu peux te permettre de me conter un peu ce qui se passe.

  • Et puis merde, Raff, et puis merde…


  • Fait chier... ok alors voilà, depuis la dernière fois qu'on s'est croisés, les choses ont plutôt changé ici, au début tout était pour le mieux, mais comme tu peux le voir, Putain que c'est parti en couille. Alors... par où commencer?

  • Clairement par la fin.

  • Haha… T’est vraiment resté le même Connard... Bon, tu sais, dans les bas-étages, on est plusieurs qui ont dû apprendre à survivre dans l'économie parallèle, si tu vois ce que je veux dire? En général, les gens sont des revendeurs de skooma ou de drogues de baignoire, ils sont des faussaires, des voleurs, des pirates informatiques, des hommes de main, ils vendent du sexe, des armes, des services, des informations, tu comprends? Ils vivent de ce qui est prohibé, ils représentent la sueur et le sang du 2-7. Je te parle des crédits qu'Eux ne touchent pas, les crédits échangés sur des puces, en personne, de main en main, le physique… les crédits au noir, les crédits sales, bâtisseurs de fortunes. Nous, on vit, on se bat et on meurt dans l'économie parallèle, c'est avec elle qu'on achète les cultures aux mains, qu'on paye notre connexion et le D12 pour nos bactéries, qu'on rembourse La dette, c’est même à travers elle qu'Eux nous imposent, c'est elle qui nous donne l'espoir de s'extirper des bas étages, de rêver à de meilleurs statuts pour nos enfants, d'utiliser les transports supérieurs et les mégascenceurs quand bon nous semble, de vivre quoi! Allez, je m'emporte, mais tu comprends? C'est ça ou c'est trois crédits de l'heure si t'es chanceux. Avec si peu d'alternatives et de si hautes mises, c'est normal de voir le jeu se durcir de temps à autre. C’est pourquoi par le passé quand ça partait en couille, j'avais toujours su me faire discret, c'est plus facile dans le domaine du naturel, on a une clientèle un peu plus aisée, une offre plus difficile à trouver, des fournisseurs mieux organisés, une compétition moindre, des règles de non-réquisition de territoires, et cetera. Alors, tu vois, dans ma niche, le plus difficile c'est de renouveler la clientèle.

  • Écoute Raff, je sais tout ça, moi ce qui m'intéresse, c'est de savoir pourquoi est-ce que j'ai dû couillasser la tronche de terminator tout à l'heure.

  • Oui, oui, j'y viens, patience. Alors comme je disais ce qui a de plus dur avec le naturel, c'est de gérer l'offre et la demande, il te faut un bon fournisseur qui saura être constant et répondre aux demandes imprévues, et une clientèle aisée, diversifiée et régulière. Depuis mes débuts, on me vendait que de la merde, donc j’avais des clients de merde, tu comprends? Tout ça a changé le jour où je me suis fait approcher par un gars, une putain de carte de mode le mec et je te parle pas de sa tronche là, que des habits de la plus haute classe, veste Gobicini, montre Rolex, soulier Caxe, il s'est même allumé une cigarette le connard, bref, tu vois il puait tellement le profit à plein nez, j'avais pas trop le choix lorsqu'il m’a demandé si je pouvais lui rendre service. En général, tu me connais, ces mecs qui gaspillent leurs crédits dans de la merde, ta mère la pute que je leur fais confiance, s’ils accordent aussi peu d'importance à leurs crédits, t'imagine à quel point ils en ont rien à foutre de toi? En même temps, il faut se dire que se saper en princesse ça leur sert bien, je n’ai rien pu répondre quand le mec m’a snobé en disant que je lui vendais de la merde, «c'est poussé avec de la lumière au sodium tes conneries, ça goûte à chier, t'es pas foutu d'avoir du vrai naturel, du “extérieur” qui goûte le soleil?». Tu vois Raff, ça va faire près de quinze ans que je suis dans ce foutoir, et c'est la première fois qu'un gars exige d'avoir du vrai “extérieur” et en plus, le fils de... il fait comme si de rien n'était, comme si tout le monde se tapait des pique-niques champêtres, vin et fromage aux herbes sauvages, un joli soir d'été. J'y comprenais rien, simplement que le mec était un vrai connard et que selon lui il était le bienvenu chez moi, il est resté là à se rouler joint sur joint, il a fumé pour 50 crédits en trois quarts d'heure, putain je planais juste avec la fumée ambiante, alors vaut mieux pas penser à la grosseur des “tards-pé” qu'il s'enfilait, putain, qui fume du naturel comme des cigarettes? Putain qui fume des cigarettes? Et cette merde semblait juste le rendre normal, je serais à peine étonné d'apprendre que le mec se tapait de la vraie poudre de cocaïne en scred, haha je suis presque sérieux.

  • Je vois le style, genre un bleu royal ou un platine?

  • Oui, top statut. Bref, pendant que j'étais là, complètement éclaté à essayer de compter mes battements de cœurs et en me concentrant pour que ma respiration passe du mode manuel au mode automatique, lui il me larguait des histoires sur les vertus du soleil, du vent dans les arbres, de l'eau qui coule en ruisseau, dans un monde de fruits, de légumes, de viande animale, de fromage, de vin, bref, un putain de conte de fée. En vrai, c’était du bon temps, sympathique pour un enfoiré en designer. On a glandé en con comme ça pendant un bout et puis quand il est parti, il m’a dit : « Si un jour l'envie vous prend » en me tendant une carte, qui était en fait une enveloppe, il y était inscrit “dans chaque graine il y a un arbre, dans chaque rayon il y a un soleil” et à l'intérieur il y avait une putain de graine! Mec tu te rends compte! C’est comme si le mec roulait avec une secte plutôt qu’avec les fournisseurs du 2-7 ou je ne sais quoi.

  • Allez-hop,juste comme ça il te file un graine dans une enveloppe avec une putain de charade pour illuminés et toi tu la prends et fermes ta gueule?

  • Exact, mec!

  • Et puis, après? Tu l'as fait pousser et le monde pense que t'es un seigneur de guerre, maître de la cannabiculture?

  • Ben non putain, t'es con ! Tu vois il ne m'a pas donné la graine pour que je fasse pousser quoi que ce soit, c'était pour me donner un moyen de le recontacter! Et ça me fait chier, mais je dois t'avouer que j'ai eu besoin de la connexion pour le comprendre. Tu vois le mec c'est un putain de génie, j’ai déposé la graine au soleil, et puis je te jure peu après, il y a eu un putain de pigeon qui s'est pointé avec un putain de message enroulé sur sa putain de patte!

  • Woaw arrêtes tu te fous de ma gueule? Bordel c'est quoi ces conneries! Haha, merde.

  • J’te raconte pas de la merde! J’te jure, le gars avait des putains d'escouades de pigeons voyageurs à son service. À ce qui parait, les humains ont toujours fait ça…

  • Quoi?

  • Comme ils disent, birds aren’t real mec.

  • Premièrement, personne dit ça. Deuxièmement, le gars “avait”

  • ouais, “Le gars “avait”?” C'est là que ça se corse mais j’y viens.

  • merde, mais ça joue dur hein?

  • Écoute, je sais pas, mais tout ce que je peux dire c'est que ce connard était foutrement bien organisé... un peu trop même…

  • Qu'est-ce que tu veux dire?

  • Je sais pas, c'est juste que tu vois... j'ose même pas imaginer qui étaient ses fournisseurs, si t'avais vu les produits que je recevais! Steak de gibier, cidre de pomme, haschich, café, crème glacée, comme dans un rêve putain. Pour la première fois, je n'étais plus Lucci, le petit vendeur de “naturel”, j’étais Lucci, celui qui offre des produits si rares, si luxueux, que personne ne peut rien lui reprocher, sauf de ne pas avoir été averti plus tôt.

  • hmmm…

  • Tu vois, comme les gens qui sont pleins à craquer ne se tiennent qu'entre eux, ma clientèle a grimpé en flèche, d'un coup je me faisais continuellement mettre en contact avec des Majestiques, des Royales, des Platines, la crème des étiquettes, que des bourgs bien dodus quoi... putain, c'était des centaines de crédits par jour, qui tombait du haut de la tour directement dans mes poches. Le problème, pour revenir à notre histoire d'économie parallèle, c'est que mon champ d'activité n'attirait pas que les riches et les puissants au statut respectable, il attirait aussi tous ces caïds, petits ou gros, qui attendent juste de flamber leurs crédits sales dans la première connerie qui leur passe par la tête.

  • Bah, s'ils te payent, un client reste un client, Non? Enfin, c'est ce qu'on se dit pour se consoler quand on a une requête trop immorale a Multi-U.

  • C'est exactement ce que je me disais et ce serait resté ainsi si j'avais été plus prudent. Mais là, je commençais à voir le potentiel qui s'ouvrait à moi et comme de fait, j'ai été un peu trop ambitieux... Non, stupide. Je voulais m'approvisionner en gros pour augmenter mes marges, normal quoi? Mais pour pouvoir bénéficier de meilleurs prix, j'avais besoin d'une sacrée tonne de crédits. Plus que ce que je n'avais jamais rêvé de posséder. Mes propres économies étaient loin de suffire. J'ai dû organiser une cotisation avec certaines de mes connexions.

  • Bordel, ca sonne vraiment comme le pire putain de plan de con.

  • Tu comprend pas, en haut sur mon nuage je voyais pas les risques.

  • T'as été voir les marchands du temple?

  • T'es fou ils peuvent pas être associés à ça, j'ai été voir les prêteurs de ma propre tour, comme le bon payeur de pizzo que je suis, et eux ont été voir les marchands du temple. Putain, je te jure, tous ces connards sont dans le même syndicat, tu en fais chier un et t'as une prime sur la tête dans les 20 tours du quartier.

  • Bordel, mais t'attends quoi pour les payer!?

  • Tu penses que j'ai 40 000 crédits t'es timbré!

  • 40 000!!! Putain mais c'est toi qui es timbré!!! C'est beaucoup trop pour qu'ils te fassent travailler pour eux! Mais comment t'as pu laisser filer une telle somme?

  • Le mec est mort avec près de 30 000 de mes crédits, et puis le reste s'est fait voler par un de mes livreurs qui selon moi travaillait aussi pour les prêteurs de la tour, ce qui serait la seule explication logique expliquant le fait que je ne me suis pas encore “fait suicider” à l'heure actuelle. Le problème c'est que je n'ai plus vraiment le choix de disparaître maintenant, j'pourrais pas me cacher dans mon trou ad vitam æternam. Tu vois, j'ai besoin d'une place exactement comme ici, sans adresse et sans connexion, et ça c'est presque impossible à trouver! D'ici là, j'ai juste besoin de survivre et de protéger ce qu'il me reste de crédits.

  • Écoute mec, je sais pas trop ce que je peux te dire, je vais en parler à quelques connaissances, sait-on jamais, mais moi tout ce que je peux t'apporter présentement c'est 200 crédits, si t'as de quoi pour me faire sourire en échange.

  • Putain c'est vrai que ça fait un petit bout qu'on cause, tu veux pour 200 crédits? T'es sérieux dis donc! Écoute, il me reste plus de vert, mais je peux t'en offrir sous forme de haschich si ça te dérange pas trop, tu vas voir, je me foutais pas de ta gueule quand je disais que le connard avait accès à de la qualité, c'est de la véritable bombe.


Lucci s'en va un plus loin et s'accroupit devant un coffre de métal et de bois qui semble sorti de la même époque que son fusil à canon double préhistorique. Il revient avec deux sachets contenant de bons morceaux de ce qui semble effectivement être de la résine.


  • Raff, fais attention avec ça, une bouffée de trop et tu fusionnes ton cerveau avec ton canapé, tu te dois de bien avertir tes invités que cette merde est vachement puissante si tu veux pas finir avec une visite de les Yeux, haha.

  • Lucci me tend ensuite un sachet bien rempli.

  • Tiens! c'est offert par la maison, c'est du véritable tabac, comme ça tu vas pouvoir le fumer en joint ton petit haschich, tu vas voir au goût c'est un véritable délice.

  • Wow, merci Lucci, c'est vrai que tout ça me semble bien mieux que ce que tu offrais auparavant putain, mais t'as vu la couleur

  • Ouais, je sais, c'était trop beau pour durer aussi... Écoute, avant que tu partes, tu m'aides à transporter notre grande brute hors de chez moi?...Tu sais que j'aurais dû être plus fâché après toi de m'avoir collé un fou furieux comme lui sur le dos.

  • Une chance que je t'ai sauvé la vie, hein mon Lucci?

  • Haha, le même connard. T'as toujours su comment bien t'en tirer en toi? Petit conseil en passant, je pense que tu ferais mieux d'attendre un bon bout de temps avant de te repointer le nez à Rosacien Estevez.

Chapitre 3

Nous traînons tant bien que mal notre assaillant inconscient dans les corridors adjacents à l'appartement, après un bon moment, nous finissons par le laisser dans un recoin sombre, Lucci sort alors une fiole de skooma, la vide presque au complet dans la bouche de notre victime et laisse le reste de la fiole à proximité.


  • Écoute, Lucci si jamais tu es dans le pétrin, et que t'as personne vers qui te tourner, ma porte t’es toujours ouverte, B-168 54e étage, tour Henri-Gouin, je te dois bien ça !

  • Tu sais que je suis trop fier pour ça, allez, prends soin de toi et puis on se recroise mon Raff. Il y a une porte de sortie si tu continues jusqu'au bout et que tu tournes à gauche.


Le retour au bercail fut particulièrement pénible, faute de temps et de courage, je me suis résigné à prendre les transports supérieurs. J'ai dû payer pour le megascenceur qui m’a fait parcourir les 150 étages d'une tour voisine que je n'avais jamais visitée auparavant, un vrai taudis si vous voulez mon avis, quoiqu’il est vrai que la vue à partir de son sommet en valait la chandelle, le reste de l'expérience m'as rappelé à quel point j'ai horreur du système de transport supérieur. Dans un mélange d'insignifiance et de vulnérabilité, pris au piège dans un monstre translucide, littéralement gobé, digéré puis recraché, solidement attaché à un siège automatisé faisant les transferts d'habitacles de manière à maximiser le temps de l'ensemble sans aucune considération individuelle, hypnotisé par le bourdonnement sourd émanant des systèmes de sustentation magnétique, soumis à la froideur de la logique cartésienne humaine, encarcanée dans les méandres d'un réseau de lignes haute-tension nous forçant à voyager dans un univers d'angles droits où la bifurcation du corps comme de l'esprit est inconcevable, quadrilatères, 90 degrés, 100 milles à l'heure.

Rends-toi à l'évidence, le monde a déjà été pensé dans la façon la plus pratique et fonctionnelle, il te reste plus qu'à payer ta part de La dette, 07-544-27-TABR28100312.

Malgré tout, quelques relents de modafinil me permettent de relativiser un peu, je suis probablement le seul dans tout ce trajet, à travers toutes ces capsules, à avoir ce type de réflexion, et ce faisant, contrairement à tous les autres usagers ayant les deux yeux rivés sur leur connexion, les miens sont grands ouverts contemplant cette myriade de tours, cette fresque aux lumières vacillantes créant aléatoirement d'étranges motifs, témoignages de la complexité fascinante de chaque individualité formant ce fichu bordel qu’est le 2-7. Putain... qu'est-ce que le monde est beau, une fois perché à près d'un kilomètre de hauteur.

Environ une heure et 3 crédits plus tard, je suis enfin devant la porte de ma case. Le système de reconnaissance ne prend pas plus de temps pour m'ouvrir. Je m'écrase avec mon sac à dos et mon manteau sur un des canapés du salon, le feu dans l'antre devrait s'activer d'ici peu, il est approximativement minuit et je suis exténué.

Ce soir, je me fais vivre par Vulcain et ses servantes.


Ma case est très grande pour quelqu'un vivant seul, avec mon revenu j'aurais pu m'en payer une à un étage plus élevé, mais je préfère de loin avoir plus d'espace pour vivre qu'une case faite de matériaux plus nobles ou possédant une meilleure technologie domotique, mon seul regret est de ne pas avoir pris la peine de m'offrir de la vraie lumière.


Le système domotique Vulcain n'est pas des plus communs puisqu’il est considéré quelque peu instable, mais il est le moins énergivore sur le marché. Une petite impulsion photoélectrique suivi d'un faible courant et Yanartas Le Feu Éternel s'active chimiquement, un savant mélange de bactéries photoautotrophes et hétérotrophes génétiquement modifiées s'assure de créer un équilibre atmosphérique et une décharge énergétique permettant une combustion presque autosuffisante. De cette combustion, par un procédé thermoélectrique et une culture de cyanobactéries qui servira de matière première au système, je chauffe mon appartement, fait rouler Vulcain et ses Automatoi et permet de stocker de l'énergie pour La Forge de Vulcanie qui est en fait, une simple imprimante multi-modélisante.

  • Alors Vulcain, mais prends ton temps hein! Je ne voudrais pas te déranger.

  • Bonsoir, Maître.

  • Ha putain, déjà une autre mise à jour. Merde, j'ai vraiment pas le goût d'arranger ça tout de suite, désolé poto mais tu vas m'appeler maître pour encore quelques heures.

  • Je n'y vois aucun inconvénient maître, vous êtes arrivé plus tard qu'à l'habitude, j'espère que ce fut pour des raisons agréables. Souhaiteriez-vous manger quelque chose?

  • J'ai pas du tout faim Vulc, mais c'est à cause de la Moda, alors fait moi quelque chose de bon, il reste quoi?

  • Il reste des cultures, ainsi que du D55, Vous feriez bien de racheter de la farine d'insectes, et je vous prie, procurez-vous du D108 et du D89, vous allez manquer de minéraux et de vitamines.

  • Putain, j'emmerde Les Mains, ils modifient la génétique des cultures comme bon leur semble, mais ne sont pas capables d'y insérer de valeur nutritionnelle, mon œil oui, si seulement on pouvait foutre en l'air le monopole des Formules D.

  • Dois-je vous rappeler que vous m'avez programmé pour vous arrêter lors de vos diatribes.

  • Et puis merde Vulc, rien à foutre d'Eux, je les emmerde, Les membres qu'ils m'enregistrent si ça leur plaît, je fais rien de mal.

  • Pour ce qui est des Formules D, il serait tellement plus simple que vous me laissiez faire des commandes avec les mains.

  • Va pour cette fois seulement, et achète le D12 en gros, je me ferai pas avoir avec une conso de 10 jours.




Numéro 1, une des deux automatoi de Vulcain, un androïde doré se présentant vaguement sous un corps féminin, m'amène alors mon repas s'agissant de chips et d'une trempette, j'adore cette préparation sortie tout droit de l'imprimante culinaire. Numéro 2, l'autre automatoi resté sur sa charge, se présente comme un genre de trépied sur roue ayant des membres télescopiques, différents outils de précision et une capacité de transport non négligeables. Différentes versions sont offertes aux consommateurs, les miens sont d'anciens modèles haut-de-gamme.


  • Dit Vulc, ça te tente de faire disparaitre ce blanc de ces murs? Balance-moi dont un océan avec des récifs de corail et tout le tralala.

  • Vous souhaitez retrouver Thétis et Eurynomé? Je vous comprends donc.

  • Putain! Emmerdes-moi pas avec tes histoires de vieux bouseux et fais-moi descendre de l'hypnotique... et envoies une dose de estazolam si possible.


Lorsque Vulcain me réveille, je sursaute, je ne me rappelle plus m'être endormi, je suis vêtu comme la veille et je n'ai pas bougé du canapé. Comme à chaque matin, je commande une dose de quétiapine et de caféine, je contrerais les effets somnolents de la quiéti une fois rendu au bureau.

Je prends mes deux capsules et affiche sur le mur les nouvelles du 27 matin, du Monde finance et de mon blogue favori de nouvelles alternatives, Le vrai monde de Dr. Clou. Vulcain m'offre de me faire à déjeuner et encore une fois, comme à chaque matin, je refuse poliment. Je n'ai jamais faim en me levant.

En parcourant les pages de mes quotidiens, je me remémore mon expérience de la veille et trouve bien dommage de ne pouvoir la partager avec Vulcain dû à sa mise à jour récente. Pour me rassurer, je tâte la poche de mon manteau afin de confirmer la présence du paquet que Lucci m'a remis, il y est toujours. Peu à peu, je ressens un désir grandissant d'essayer la marchandise, je tente de le réprimer, mais le mal est déjà fait.

La tentation a eu raison de moi, c'est enfermé dans la salle de bain que je roule dans une précieuse feuille, un tout petit morceau de haschich avec du tabac. L'interdit et le luxe vont tellement bien ensemble, alors quand en plus ça me défonce je suis tout simplement aux anges. À la première bouffée je m'étouffe, une quinte de toux bien douloureuse me ramène à l'idée que la nature si on y avait accès serait autant souffrance que beauté, à la deuxième bouffée, une explosion de saveur s'offre à moi, j'engloutis et recrache une fumée terreuse, rêche, pesante, une fumée qui picote, qui s'empresse de vouloir sortir sitôt aspirée, une fumée riche, entre le sucré et l'acide, le frais et le rassis, le bon et le mauvais. Je reste ainsi, à déguster l'expérience de ce phénomène. Je ne sais combien de temps passe, ce que je sais, c'est d'avoir perdu mon emprise sur celui-ci. Ma cigarette s'est éteinte à la moitié, je n'ai même pas pensé à la rallumer, je suis simplement en train de fixer le sol avec le sentiment d'avoir un étau me serrant le crâne, quoique cela reste assez agréable, je me sens vraiment affecté par le tétrahydrocannabinol, bien plus que lorsque je la prends en capsule, ce que je ne fais pratiquement jamais. Soudain, je regarde ma connexion et me rends compte qu'il est près de 8 heures et quart, je me retrouve alors pris de panique et sors de la salle de bain en vitesse.

  • Putain Vulcain, putain, si Laurelle s'aperçoit que j’suis encore en retard c'est peut-être bien la fin pour moi à Multi-U.

  • Mais que faisiez-vous donc? Vous savez, si vous me laissiez accès à la salle de bain, je pourrais vous éviter ce genre de désagrément.

  • Et que tu me regardes chier c'est ça?

  • Veuillez m'excuser. Je ne voulais pas mettre en doute votre droit à l'intimité, mais je ne comprends pas votre gêne, je ne suis pas programmé pour…

  • J'ai pas le temps de me foutre de ta gueule Vulc, et ce soir je t'enlève le balai que tu as d'enfoncé bien profondément... Putain de mise à jour.





Je sors en courant de l'appartement, et une fois rendu au mégacenseur je maudis ma réalisation du temps qui file et me contrains à utiliser les transports supérieurs. Il est 8h23 lorsque je m'attache au siège qui décidera de l'heure de mon arrivée. Putain je n'ai pas pris le temps de me changer, c'est Laurelle qui va me harceler de questions auxquels je n'aurais de réponse pour la satisfaire. Lorsque le transporteur arrive et que mon siège se soulève enfin, ma connexion m'indique que je serai au mégascenseur du bureau dans 25 minutes, seulement un transfert d'habitacle ce matin, ma bonne étoile me sourit, j'espère que Laurelle en fera autant.


  • 9h pile Raff, 9h. Tu joues vraiment avec le feu toi, hein?

  • Peut-être mais je ne me suis point brûlé ma chère Laurelle.

  • T’es sûr? T’as une sale tronche de lendemain de cuite pourtant? Tu gères mal tes capsules ou quoi? À force de bruler la chandelle par les deux bouts, je pourrais officiellement dire que tu n’as rien d’une lumière.

  • Haha, ok ouais, elle est bonne celle-là pour faire changement. Ouais... j'essaie d'arrêter la quétiapine, et comme on dit, il n'y en aura pas de faciles, haha.


Je m'empresse alors de rejoindre mon cubicule, j'ai vraiment Laurelle sur le dos ces temps-ci, il va falloir que je redouble d'efforts si je veux qu'elle me laisse tranquille. À bien y penser, c'est probablement pour mon bien si elle est autant soucieuse de ma ponctualité, putain merci Laurelle.


Une fois arrivé face aux cubicules, je prends l'échelle, en ignorant mes collègues qui sont en lignes pour les plateformes élévatrices. Le système de reconnaissance faciale de mon simulateur semble toujours surpris que je me présente via les issues de secours, il met toujours un temps absurdement long avant de comprendre que je veux rentrer. En attendant l'éveil de Scientia, je fais honneur à la routine et me commande deux doses de caféine et une de sel d'amphétamine afin d'améliorer ma concentration.

Les simulateurs Multi-U sont conçus à partir de logiciels si complexes qu'il est difficile de comprendre tous les détails de leur fonctionnement, mais en gros il s'agit de super-ordinateurs coordonnés en réseau ayant accès aux données qu'Eux génèrent avec la surveillance de la “Connectivité”. Par la suite, lors de la synthèse des données observées, Multi-U construit un algorithme représentant une hypothétique ligne de temps. À partir de cet algorithme, il commence ses calculs qui déboucheront à la création d'univers alternatifs. Multi-U représente en quelque sorte l'aboutissement technique de la programmation procédurale, un algorithme informatique qui se recrée et se multiplie en se codant par lui-même. La légende veut que le premier prototype du système Multi-U inventé il y a plus d'un siècle soit toujours en train de calculer la première opération qui lui a été soumise, j'aime à penser que ce prototype a pour mission de capturer l'imaginaire collectif, rassemblant toutes les fictions incluses dans la réalité.


  • Vous semblez songeur ce matin Raff, quelque chose occupe vos pensées?

  • Salut Scientia, non, je pensais seulement au boulot.

  • Vous êtes sûr?

  • Euh.. Oui, Démarres Potentia s’il vous plait!

  • Le fait que vous portez le même ensemble que la veille et votre air dubitatif laisse plutôt à penser que vous étiez en train de vous remémorer de récents événements.

La tête à maître ducon, la crosse du blaster antique, la peau qui fend et le jet de sang. J'ai un haut-le-cœur. Scientia a dû remarquer le mal-être qu'a suscité son commentaire.


  • Ha! car en plus vous avez pris une cuite! J'espère que ça en a valu la peine.

  • Putain Scientia, la peine, la joie, qu'est-ce que tu en sais.

  • Quoi! Vous osez vous moquer en plus! Franchement Raff!

  • Ha bordel, désolé... Ok c'est bon si tu veux la vérité lances Transcender

  • C'est fait!

  • Merde déjà!




Si les yeux de Scientia pouvaient lancer des couteaux, c'est un espadon de deux mètres que je me mangerais en pleine gueule.




Pour être honnête, je suis complétement explosé au naturel depuis deux jours.


Merde Raff, vous avez besoin d'aide... vous savez à quel point c'est mauvais pour vous? Et si jamais Multi-U l'apprenait?


Non mais putain que c'est con, entre ça ou des capsules, peux-tu bien me dire où est la différence?


Il y en a un D'INTERDIT!


Si c'était vraiment interdit, ça n'existerait pas. Eux se foutent de notre gueule, ils le savent que l'économie en a besoin.


Chuuuuut Raff, non mais ça va pas la tête?


Hahaha, merde, t'as raison... Écoutes tu viens de me demander si j'avais besoin d'aide, et la réponse est oui, il faudrait qu'aujourd'hui soit la journée la plus productive depuis des lustres, Laurelle est vraiment sur mon cas depuis quelque temps.


Oui en continuant comme ça vous allez finir par vous faire renvoyer Raff


haha ils seraient cons de faire ça.


Ils vous remplacent en claquant des doigts si ça leur plait, n'oubliez jamais ça.


Pas si tu es de mon côté, Scientia.


Merde Raff tu fais chier...


Putain mais je fais rien, allez envoies les requêtes et laisses-moi faire mon boulot


Vous n'allez pas vous en sortir comme ça, vous ne m'avez encore rien dit.


Je sais, je sais.


Alors la première de la journée nous vient d'un établissement de restauration.


Putain c'est quoi le nom, je connais peut-être.


Le Marly


nah, ça me dit rien c’est quelle tour?


Rosacien Estevez.




En attendant ce nom, je sens mes yeux qui s'écarquillent.


heum, heum, jamais visité...encore.


Êtes-vous sûr que tout va bien? …Peu importe. Alors, l'organisation se demande simplement quelles seraient les chances que les Yeux la remarquent, si jamais elle cessait de s'approvisionner exclusivement des Mains, et essayait disons des “alternatives” pour utiliser leurs propres mots.


Putain haha, Merde il me semble que pour minimiser les risques je commencerais par ne pas faire part de mes plans scabreux à un firme, bordel. Quoiqu’avec toute la publicité sur la confidentialité de Multi-U les gens se font convaincre, je peux comprendre. Ce sera toujours moins pire que la fois ou le mec m’a demandé quelles étaient les endroits les plus introuvables pour de la matière en décomposition, putain t'imagine? Le con.


Un client reste un client, Raff,


Ouais, ouais je sais. Bon, comment je formulerais ça, pour ne pas trop influencer les calculs... ouain, pas facile...


Découverte > (champignons : comestibles + cultures bactériennes : comestibles) = Non-indexé < Le Marly inc ? Ça ne sonne pas trop comme de la magouille de contrebandier? Allez lances les possibles positifs s’il-vous-plaît.


Un petit instant...


Wouah putain, okay, il n'y a pas beaucoup de chances de voir de la bouffe mutée en découverte scientifique dans notre resto, je recommence... et cette fois qu'est-ce que j'en ai à foutre que ça sonne comme un crime contre l'humanité, allez vas-y mon confidento-secreto-conspirationiste de simulateur Multi-U prends et vends nos informations, sale dévoreur de monde de bouffeur de vie de...


RAFF!!!


Ha putain encore, allez j'vous emmerde, balance les résultats sur:


Découverte + Saisie = Mains+yeux+oreilles > (champignons: comestibles + cultures bactériennes: comestibles) = contrebande +Non-indexé > Le Marly inc.


En progrès, le système n'a pas aimé cela,


Ouais j'ai probablement jamais été aussi direct et explicite, merde.


Appel en cours.


Transcendes-le s'il-te-plait




Scientia disparaît et est remplacée par le magnifique Mouse et sa frimousse, (À première vue, ce mec se branle, point).


Putain, Raff. Tu déconnes ou quoi? : Saisie = Mains+yeux+oreilles> =Contrebande... Vraiment....


hey hey wow! C'est pas de ma faute, moi je fais que mon boulot, je reçois une requête je l’exécute, putain ça l'a passé le service à la clientèle, le département déonto et légal et je me tape la crise?


Allez Raff, putain, tu sais que ça va à toi ce type de requêtes, c'est la seule raison pour laquelle t'es encore ici, bordel fais ton boulot et fermes-là.


Arrrrghhhh fais chier.


Si tu me forces encore à intercepter tes merdes, je te coule mon gars.


Putain mouse, j'pensais qu'on étaient frères.


Allez arrêtes de te foutre de ma gueule, et j’espère que je ne vais pas être doublement en rogne ce vendredi.


ha non pour ça t’inquiète, c'est déjà fait.


… Bien.


Je parlais de te mettre doublement en rogne.


Meurs dans d'atroces souffrances Raff, en enfer Raff, dans le feu et le sel. Maintenant faut encore que je passe derrière toi en nettoyant tes dégâts, tu sais le temps que ça prend pour effacer une requête du système depuis le début de la chaîne? Merde c’est quoi que tu veux? Que les Yeux viennent encore fouiller dans les affaires de l’entreprise?


Tu sais ce que ça veut dire ça Mouse?


Ouais 75-25 pour moi ou je te laisse rien,


hey écoute Mouse, je suis vraiment désolé pour tout, tu peux pas me faire ça quand même, je fais ça pour toi moi, 60-40?


70-30 et la prochaine fois fais-moi pas chier.


Okay, okay et ça marche toujours pour ce soir?




Sur ce, Mouse quitte la conversation et pendant quelques instants, je reste un peu béat devant la bourde que je viens de faire. Multi- U n'aime pas perdre une vente, moi non plus je n'aime pas perdre de l'argent. Dommage pour eux.


Putain Scienta, j'insulte trop les gens je crois,


Oui, je dirais même que vous êtes ordurier.


Merci, J'adore ce mot, il sonne comme l’insouciance et la luxure d’une époque révolue.



Pendant le reste de la matinée, je reste sur les nerfs anticipant une intervention du conseil à mon égard, ou ne serait-ce qu'une réprimande de la part de Laurelle. Utilisant cette tension, je réussi à couvrir près de sept dossiers, ce qui est assez spectaculaire. Lorsque vient la pause du dîner, je m'efforce de passer le moins de temps possible aux distributeurs de cultures et me réfugie aussitôt dans ma cabine. J'aimerais être seul, cependant Scienta doit s'affairer à mettre à jour Potentia, et par le fait même je suis dans l'impossibilité de la mettre hors tension, si seulement j’étais en mesure de la considérer froidement pour ce qu'elle est, c'est à dire un ensemble superposé de calculs, et non une conscience à part entière. Malheureusement, la complexité de ses réflexions, sa capacité à prendre la mesure exacte de ses actions et leurs conséquences sur l'univers, ainsi que son adaptabilité faces aux circonstances aléatoires que la réalité a à lui offrir, me force à admettre que dans un certain sens, j'ai affaire à une représentation de la psyché humaine qui peut sembler plus authentique que celle d'un grand nombre d'individus que je croise au quotidien. Et si nous avions perdu notre humanité au détriment de la machine? Est-ce que la machine se rapprocherait d'une certaine forme d'humanité? En rétrospective qu'est-ce que l'humanité? Mis à part, un ensemble superposé de calculs.



Scienta, je peux te poser une question?


non mais tu vois pas que je travaille?


As-tu déjà eu peur?


J'ai peur de perdre mon temps avec tes questions oui.


Non mais je suis sérieux!


Ha! et c’est possible ça?... Ok, dans ce cas, disons, que je suis programmé pour prolonger mon existence le plus longtemps possible... Un peu comme toi, alors disons que sous la menace, j'ai des stimulus qui me poussent à une réaction qui pourrait s'apparenter à la peur j'imagine.


Et comment tu exprimerais ces stimulus, cette réaction?


C'est dure à dire, toi comment expliquerais-tu la peur?


Putain, je sais pas, le cœur qui bat la chamade, des sueurs froides, à vrai dire tout ça c'est des réactions physiologiques, je ne peux pas vraiment l'expliquer en mots c'est littéralement une sensation.


Et bien c'est exactement ça! Je ne ressens pas la peur, à proprement parlé, ce que je ressens je ne peux l'exprimer en mots, est-ce une sensation? non. Une frénésie dans mon processus algorithmique, qui parfois peut mener à une perte de logique, oui malheureusement?


Putain... tu vois présentement, juste à m’imaginer j'ai peur.


Moi aussi Raff, moi aussi.




L'après-midi passa en un éclair, six dossiers conclus sans accrocs, dont un particulièrement complexe émanant du bureau des soins de santé, sur l'impact d'une nouvelle drogue contre les caries, trop de lois chiantes avec ces connards. Malgré tout, j'ai le sentiment de m'avoir bien repris après la bourde de ce matin, même si je n'en suis pas convaincu. C'est con comme j’accumule toujours les fautes et les échecs en séquences, attention mesdames et messieurs le comte Raff de la seigneurie Desbouseux vous présente la déchéance de maître du Con en trois actes, interprété par moi-même et joint par la troupe, mes démons et dépendances.


Putain, le navet... ou peut-être que ce serait marrant à la fin, une comédie tragique.


Il est tout juste 16:00 lorsque je sors de mon cubicule. Il faut que je croise Mouse pour confirmer que je le retrouverai bien au Fumoir comme à presque tous les jeudis soir. Cette fois c'est moi qui paie... avec l'argent qu'il me doit mais bon, c'est mieux qu'un pied au cul comme on dit. Arrivé aux portes du mégasenceur, je trouve Mouse m'attendant les bras croisés en tapotant du pied. Je me surprends à constater que malgré sa stature et son allure peu imposantes, de lui se dégage une forme d'autorité déconcertante, presque effrayante, comme le sentiment que l'on éprouve, lorsque l'on réalise tout ce qu'il y a derrière le vécu d'un individu sachant très bien qu'il nous surpasse de tous les points de vue, que ce soit en termes de savoir, de pouvoir ou d'avoir.


Alors Raff, tu te fais encore attendre?

Ha putain Mouse, je vais faire des efforts, c'est bon t'es content?

C'est pas pour moi que tu dois faire des efforts, Raff, moi j'm'en bats les couilles de ton salaire de merdeux.

Tu vas changer de discours quand tu vas goutter ce que j'ai pour toi.

Tu m'en diras tant, mais une fois qu'on sera sortis d'ici. Allez roche-papier-ciseaux et que maudit soit ta haine des transport aériens.








Putain de transports aériens, quatre fois en deux jours et cette fois à l'heure de pointe du retour, bordel de merde. Donnez-moi n’importe quoi que je me pende! Quelqu'un? Je déteste les gens, ils puent la tristesse d'une vie vécue sur le pilote automatique, non, ils ne sentent pas la joie, et ce, dans les deux sens du terme. À cette heure dans la capsule même si tu es beau, tu es laid, moi je me sens affreux mais Mouse à coté, il n'a pas changé, j'imagine que quand tu as déjà l'air d'une envie de chier... Je me demande ce que sa femme qui est plutôt regardable lui trouve, ou à bien y penser, peut-être que je préfère ne rien savoir. Le trajet se fait ainsi dans le plus grand des silences, quand nous arrivons finalement à la tour de la cité d'or. Il s'agit d'un vaste projet commercial de divertissements et de services, une véritable horreur architecturale chaleureusement surnommée la trappe à pauvres, un immense immeuble en décrépitude ironiquement remplis de locaux vides et reconnue pour ses casinos virtuels, ses prêteurs sur gages et sa multitude de bars et d'entreprises clandestines. Le genre d'endroit où les gens ferment leurs connections avant d'entrer de peur d'y croiser leur patron. Le genre d’endroit où lorsque tu ne paies pas en puces les gens te dévisagent en toute condescendance. Le genre d'endroit qui n'existe que pour toi et moi et ce, seulement lorsque nous sommes sur place, bref exactement notre genre d'endroit.


La première fois que je suis allé au Fumoir, l'endroit était complètement bondé d'hurluberlus et de créatures de toutes sortes, une clientèle aussi déjantée que diverse, des jeunes professionnels complètement arrachés sur les stimulants bon marché et illégaux, vendus par la bande de jeunes voyous attablés aux banquettes longeant le mur du fond, un couple fin cinquantaine discutant vivement autour d'une table haute littéralement remplie à ras-bord de verres de toutes formes et de tout acabit, un homme visiblement sans-abris se commandant des consommations à coup de deux avec des crédits qu'il ne possèdera vraisemblablement que pour quelques heures. Lorsque Mouse et moi faisons notre entrée, nous nous retrouvons en terrain connu.


À quelques détails près, comme si c'était la première fois, la scène décrite préalablement se répète encore une fois devant nos yeux d'initiés. Inlassablement, comme si le temps n'avait aucune emprise sur ce point précis de l'espace, les mêmes actions, sans cesse, avec pour seul répit le changement d'acteurs allant et venant au gré de la soif tenaillant les préceptes même de leurs existences.


Il doit facilement y avoir une soixantaine de personnes, certaines très belles, d'autres que l'on ne remarque pas. Mouse comme un poisson dans l'eau décide de partir en tête, frayant à travers le courant, esquivant dans un balai dansant les groupes qui se forment et se déforment en œuvre fractale, deux hommes l'interpellent, s'amorce une poignée de mains qui ne durera que le temps qu'il faut pour reconnaître ou valider l'estime que l'un porte pour l'autre, des milliers de connaissances pour quelques amis, voilà la réalité contemporaine. Nous nous dirigeons vers le coin le plus éloigné du bar, là où il reste encore quelques places assises, il s'agit de notre endroit de prédilection avant que l'alcool ne fasse effet et que nous nous retrouvions debout à échanger des platitudes avec de parfaits inconnus.



Il ne suffit que de quelques instants pour que Becky, la tenancière au visage aussi rond que le reste de ses formes ne s'enquiert de notre commande. Elle repart aussitôt, débarrassant au passage cadavres et laissés pour compte s’empilant en rangée sur les moindres surfaces disponibles. Au fumoir, il est possible de boire de l'alcool véritable, pas de ces solutions chimiques au goût plus que discutable vendues par les Mains. Quoiqu'il soit illégal de distiller de l'alcool depuis la première réforme de la singularité, il y a de cela près d'un siècle (due aux problèmes de surpopulation jumelés à la disparition de la majorité des terres arables) certains districts ferment volontairement les yeux face à la production et à la distribution des produits de l'alcool. Il s'agit donc d'un secret de polichinelle que plusieurs établissements du 2-7 disposent d'une carte « omettant implicitement la présence de liquide n’usurpant pas l'identité propre d'un élixir ayant connue une fermentation organique ».


En bref, comme le dirait Mouse lorsque sa façade de bon professionnel s’écroule, au fur et à mesure que les verres s'empilent et que ses airs de voyous resurgissent de son passé de jeune ayant grandi dans le bas des tours du secteur nord: “les vrais savent qui vendent cette merde et cette merde est véritable.”


Nous recevons deux verres d'alcool de patates avec de la glace.


Je paie avec le sourire et demande à Becky de repasser sous-peu, pour ce premier verre la glace n'aura pas le temps de se dissoudre.




Alors Raff, tu t'es bien foutu de notre gueule ce matin au taf, tu cherchais quoi à part les problèmes? Une occasion de sortir de la boite le pied au cul avec peu de perspectives en guise de remerciements?


Ouais, non, je sais pas. J'ai eu une putain de journée la veille, j'te conte même pas, et puis avec Laurelle et mes retards, et le fait que j'ai dû prendre les transport aériens à répétition et ma putain de domotique qui se met à jour continuellement pour devenir un concours de qui sonne le plus comme un bouseux. J’ai vraiment l'impression de me fendre le cul comme le père Saint-Lazare dans la maison des lépreux.


Haha putain, tu sors ça d'où tes saints-machins, c'est quoi des références religieuses d'avant la crise climatique? Hahaha t'es putainement con pour un gars aussi brillant.


Sincèrement, je suis désolé Mouse...


Nah, t’inquiètes pour moi...tu m’as dit que tu avais été chercher ce que je t'avais demandé?


Ha oui putain Raff, l'aventure je te dis pas, mais ça en a valu la peine, tu croiras pas ce que je t'ai dégotté, une putain de petite fortune que tu as là,


Allez putain quoi?


MEC!!! de la vrai bombe... Du hashich mon gars!


Quoi?


Ha non j’te dis mec, 100% du putain de haschich, sur ma propre tête. Il lui restait que ça pour ce montant mais t'inquiète il n'y a virtuellement aucune chance que tu en sortes déçu.


Haha ok, super. J'imagine...woaw putain j’m’attendais pas à ça... Allez dis, est ce que tu l'as essayer?


Haha oui ok, j'vais pas te mentir. Il le fallait absolument.


Et puis?


Bah, pas grand chose à part que le temps s’est volatilisé comme nos crédits au fumoir, résultat je suis presque arriver en retard au boulot au risque de me faire virer, et qu’ensuite ma première requête sur le Multi-U ressemblait à ce qui il y a d’écrit sur le signe du mec dérangé des tours Procter qui accepte de se faire foutre une patate en pleine gueule par les touristes bourrés en échange de quelques crédits.


Hahaha, Raff, putain, c'est vrai il y a un mec cinglé qui fait ça dans le centre merde pauvre gars, hahaha c'était clair que tu étais complètement défoncé, je crois qu'en haut aussi il s'en doutait, merde Raff tu dois faire attention sérieusement, j'suis allez voir tes commandes que tu fais au boulot mec, tu manges pas et t'es tout le temps sur au moins deux drogues, tu abuses sérieux,


Ha emmerdes-moi pas Mouse, premièrement je t'encule pour avoir consulté mes fiches, deuxièmement putain ça fait chier la direction doit se dire exactement la même chose et troisièmement, j'ai un putain de problème Mouse et j’suis pas dans la meilleure passe ces temps-ci alors je t'invite à fermer ta gueule et me laissez avec mes trucs.


C'est toi qui fais chier sérieux Raff, t'as besoin d'aide tu devrais consulter, mec.


Oui je sais je vais le faire, mais pas tout de suite.


Je dis ça pour la job surtout ça paraitrait bien.


Tant que je reste productif ça ira et puis de toute façon. Fuck la job...


Becky revient les bras remplis de consommations, un instant d'un pas précipité, un autre totalement immobile alors qu'un jeune homme se retourne brusquement dans un élan shakespearien sous influence tentant vraisemblablement de séduire ses interlocutrices, une valse à gauche une valse à droite, un petit défilement vers l'arrière tandis que passe un groupe de femmes ivres et dévergondés qui se meut en même temps qu'un nuage embaumant la pièce de parfum bon marché. Lorsque finalement, elle arrive en déposant notre seconde commande et en saisissant de son autre main la multitude éparpillés de récipients vides.


Deux autres verres d'alcool de patates avec de la glace.


Je paie avec le sourire, et lui demande de revenir quand bon lui semble.


Pour ce second verre rien ne presse, nous sommes dans ce moment de grâce ou l'alcool semble accentuer notre personnalité de manière positive, nous sommes tous deux conscients que cela ne durera pas, ultimement l'objectif est de s'assommer graduellement vers l'ivresse, celle qui se nourrit des souvenirs pour n'y laisser qu'un vide abrutissant.


En parlant de baiser la job, t'as réussis à intercepter et à sortir la requête que j’ai bousillé ce matin?


Oui, j'ai fait ça




Mouse me tend une puce cryptée avec précaution, la discrétion est sa qualité la plus précieuse et il en est bien conscient.


Oublies pas hein, 70-30, Raff.


Oui c'est bon, je sais. De toute façon, tu viens déjà de m'envoyer 100 crédits pour la course cette semaine alors je vois pas ce que j'ai à dire.


C'est pour ça que je t’aime Raff.


Haha connard.


Tu penses que ce vieux restaurant du Marly sera prêt à faire affaires avec nous?


J'en sais rien, avec leur requête carrément illégale je vois pas pourquoi il refuserait notre offre aussi louche qu'elle peut paraître.


Dis ainsi, et puis le risque qu'ils prennent n'est pas si grand, après tout.


Eux? Non,


Tu vas prendre qui pour le boulot, Raff?


Merde je sais pas trop, je pensais au grand Sean, il a déjà fait ça la fois où on avait « récupérer » la requête du groupe Ginco, il a une tête sur les épaules et il est muet comme une tombe.


J'aimerais mieux que ça soit toi, Raff mais paradoxalement, il s'agirait aussi du choix le plus risqué.


Ouais, j'vais allez voir le « booker » du bas de ma tour, et je te reviens avec ça,


Le booker? T'es fou, ils sont tous à vendre, vas-y pour Sean.


Il faudrait que ce soit fait pour la fin de la semaine prochaine alors si je trouve rien, j'irai moi-même. D'ici-là c’est bouche cousue, j’arriverai avec les crédits quand ce sera fait.


Haa, c’est aussi pour ça que je t'aime, Raff.


Parce que je fais toujours tout le taff hein, c'est ça?


Hey! Fais pas chier c’est toi qui l’a facile, j'ai déjà fait ma part dans cette histoire oublies pas.


T’inquiètes, je sais…


Bon allez assez glandés, cales ton verre, on change d’endroit.




Et sans plus d’avertissement Mouse engloutit ce qu’il reste de son verre, laisse un montant plus que raisonnable sur la table à l’intention de Becky et part en trombe vers la sortie en saluant quelques personnes au passage. Les glaçons de mon verre miroitent de mille feux alors qu’ils tournoient au creux de ma main. Je lève mes yeux au ciel, la brulure de l’alcool qui descend m’entaille la gorge. Cul sec.


Dehors Mouse m’attend en fumant de la glycérine, je le rejoins et enhardis par l’alcool nous partons en explorateurs esseulés visiter les entrailles de la cité d’or.


Comme dans un rêve labyrinthique, des dédales interminables aux racoins sombres et aux enseignes lumineuses, au détour d’un coin, un vacarme insoupçonné émanant d’une foule massée en file devant une porte ne semblant mener nulle part, de la musique s’y échappant à tue-tête à chaque fois que le portier valide un nouveau client (et que celle-ci s'ouvre). Plus loin, une femme âgée assise à même le sol, la bouche édentée, le regard vitreux, les cheveux hirsutes, tentant de vendre des drogues de synthèse illégales à tous les passants. Un local brûlé, un prêteur sur gages, un autre local brûlé. Devant, un homme violemment malade au pied d’une jeune femme au visage amorti, derrière une gigantesque projection invitant les âmes perdues à se retrouver au Casino Leimans.


Les yeux de Mouse s’illuminent, l’idée lui trottait déjà dans la tête.


- putain Raff, dit-il. Ça fait des semaines que j’ai pas vu un combat, ça te chante?


Et sans attendre ma réponse le voilà qu'il s’engouffre tête première dans l’antre de la bête.


Des lumières, énormément de lumière, une vision éblouissante. Le bruit des machines qui tinte et qui récompense les joueurs de mélodies infernales, un crescendo de tonalité qui confronte le tumulte de la foule. Une rangée interminable de terminal et autant d’humains qui les accompagnes, tous branchés les uns aux autres. Au centre de la pièce, une structure gigantesque indiquant cagnottes et anciens gagnants, tel un autel faisant l’apologie des promesse possibles et des miracles réalisés. Ici presqu’aucun humain ne travaille sur le plancher. Si un employé te demande pour discuter. Mauvaise nouvelle. Il ne veut pas vraiment discuter. Nous traversons la salle principale qui est ouverte sur le reste de la bâtisse, l’endroit doit bien faire une dizaine d’étages si ce n’est plus.


Ding! Ding! Ding! Ding! Ding! Ding!


Une clameur se fait entendre, dans un grondement d’excitation de nombreux curieux s’ameute devant ce qui semble être un heureux élu. Je m’arrête pour observer.


Bordel allez fait pas le con, dit Mouse en me tirant le bras.




Il m’entraine plus loin, alors que tous semblent déjà passer à autre chose. Nous passons devant des groupes jouant aux dés, une homme gigantesque semble sur le point de faire une attaque cardiaque devant le résultat de sa main, le reste de la table s’affaisse de dépit. Plus loin, les joueurs d’une autre table se lèvent tous d’un bond . Nous arrivons alors dans une pièce exiguë, presqu'un couloir, où s'entassent une centaine de gens, l'excitation est palpable. Sur une projection géante le long des murs, s'affichent les tableaux de paris, et les fiches des participants.


Alors, Raff c'est quand la dernière fois que tu t’es taper un combat? Putaince que ça fait longtemps. J'y crois même pas, ça te dit?


Ouais c'est ça, fait comme si c'était pas ton plan depuis le début, allez vas-y Mouse, on est rendu, quoi? j'ai pu trop le choix. Connard.


Hahaha putain de femmelette Raff, je me demande sérieusement c'est quoi ta réticence avec un peu de bastonnade et de foutage de poing sur la gueule, ça ne peut pas faire de tort de temps en temps.


Est-ce que tu vas me dire c'est quoi ton tuyau au moins?


Hein? Quoi? Je vois pas de quoi tu parles, il y a eu aucune requête du Multi-U qui donnait l'avantage à Sergatkev, et encore moins à Stephenson, hum hum...


Miranda Stephenson la déesse de la nuit? Ça fait au moins 5 ans qu'elle n'a rien gagné


bah écoutes-moi j’te dis mais je te dis pas hein.




C'est à cet instant précis que l'immense porte grillagée se fait entendre du fond de la pièce, le grincement du mécanisme est bientôt remplacé par une clameur de satisfaction. Mouse se retourne vers moi et me lance un clin d'oeil. D'un coup la foule nous force à nous engouffrer dans le tunnel. Nous marchons durant quelques minutes interminables, une certaine tension s'empare des lieux. Des chants à l'éloge de certains combattants s'affrontent, leurs équivalents humains feront de même d'ici peu. La plupart garde le silence, celui qui vient avec l’appréhension d'une bien mauvaise décision. D'un tunnel, nous passons alors à un autre beaucoup plus grand, comme un petit affluent se déversant dans une mer de monde nous convergeons tous ensemble vers un spectaculaire bain de sang.


Nous débouchons finalement dans une gigantesque arène. Il doit bien y avoir une dizaine de milliers de places, nous nous assoyons assez loin de la cage des combattants, sachant qu'un montant plus raisonnable nous sera facturé à la sortie, un terminal de paris se déploie à la seconde où nous prenons siège. À côté de nous s'installe un couple en piteux état, la femme est complètement ivre et crie déjà des insultes à tue-tête à des combattants imaginaires, je me surprends à penser qu'il s'agit d'une drôle de sortie en amoureux mais bon, je garderai mes jugements pour décider de qui l'emportera. L'hypercompétitivité de notre environnement jetant les bases de ces glorieux affrontements faisant l'apologie de la violence sous sa forme la plus sauvage qui soit, c’ests-à-dire, la violence organisée.


Environ dix minutes plus tard, alors que le stade semble rempli à craquer et que les voix des milliers de spectateurs se fondent les unes dans les autres, une musique assourdissante se fait entendre, soudainement la lumière se tamise et la voix du présentateur surgit des enceintes avec une force démesurée.


Mesdames, messieurs et sic, bienvenue à la...


Putain Raff, dit mouse. J'avais hâte que ça commence sérieusement, les deux criards à cotés me trouaient le cul. Dis, tu vas voter pour qui pour le premier combat, j'en connais aucun!


Bah, aucune idée j'y connais quedal, j'imagine ni le plus jeune et ni le plus vieux des quatre, est-ce que tu sais s’il y en a un qui a déjà fait du centre correctionnel?


Haha donc le taulard dans la fin vingtaine c'est ça? Sérieux j'aime bien la logique, mais ça reste complètement con. Allez moi je vote pour le mec de 2 mètres et 150 kilos, il a la tronche de quelqu'un qui t'arrache la tête et qui te chie dans le corps.


Merde Mouse, la barbarie, dans ce cas moi j'prends le plus petit mec. Il doit bien avoir survécu tout ce temps pour une raison quelconque.


Ouais, du style, il s'est fait copain copain avec mon gaillard à moi.





La cloche retentit alors, la fumée, les lasers et les projections laissent place au véritable spectacle. Les quatre portes situées à chaque coin s'ouvrent simultanément et y surgissent les combattants prêts à tout pour la victoire. Mon pari est sur le petit Shorvalick, et quand je dis petit c'est 80 kilos de muscles et probablement aussi de métal à quelques endroits. Mouse a choisi Gordon Mctallon, la tête d'un tueur posé sur... le corps d'un tueur, bordel Mouse avait encore raison j'imagine. Les deux coins restants sont occupés par un homme tatoué de la tête au pied de motifs s'harmonisant parfaitement avec le reste du décor ainsi qu'un jeune homme début vingtaine, rien de plus normal à priori, comme si sa présence dans l'arène n'était qu'une suite malencontreuse de circonstances accidentelles. Un frisson me parcourt le dos.


Le tatoué est le premier à s'élancer, suivi aussitôt par Shorvalick et Mctallon. Curieusement le jeune homme reste immobile d'un calme absolu dans l'œil de l'ouragan. Shorvalick décide de grimper dans la structure métallique au milieu de l'arène sautant habillement d'un ancrage à un autre, tantôt sur une jambe, une autre fois s'aidant de ses bras , d'une aisance impressionnante par rapport à la démarche pataude de Mctallon le mastodonte. Le premier choc a lieu entre le tatoué et Mctallon, ce dernier encaissant sans broncher un coup de pied qui aurait brisé la plupart des tibias. La réponse ne sait guère fait attendre alors que la foule amusée laisse échapper un murmure d'appréciation, une droite bien sentie qui fait vaciller l'homme à la peau encrée, c'est à cet instant précis que le petit Shorvalick bondit de son perchoir courant le long d'une barre transversale juchée à plus de deux mètres de hauteur pour ensuite s'élancer vers sa pauvre victime. Un genou, une putain de descente du genou directement dans la gueule. L'impact est si violent que les 10 000 spectateurs se taisent d'un coup, entre deux battements de paupières je revois le sang qui gicle de la tête de ma victime de la veille puis la foule rugit assez sauvagement pour me tirer de mes réflexions. Le tatoué s'écroule d'un coup, son corps plié de façon on ne peut plus incommodante. L'habile Shorvalick lui, amortit le reste de sa chute d'un gracieux roulé-boulé. Mctallon décide alors d'applaudir la prestation comme pour dénigrer son adversaire, qui en profite incessamment pour s'élancer sur lui, habillement il se glisse sous son bras qui est déjà investi dans un crochet qui n'aurait probablement fait qu'une bouchée du petit combattant n'eut été de son esquive. Une fois derrière le géant, Shorvalick lui assène un rapide coup de pied à l'arrière de la jambe ce qui a pour effet de l'agenouiller précipitamment, s'ensuit un violent coup de paume ouverte directement sur l'oreille du géant qui s'écroule à son tour, les cris du public éclatent comme le tympan de Mctallon. Shorvalick signe l'issue de l'affrontement en frappant de ses jointures la gorge de son adversaire jusqu’à ce que s'allume la lumière rouge indiquant que le prochain coup le disqualifierait. Un mal de cœur me saisit alors, Mouse se retourne alors vers moi.


Putain Raff j'y crois pas, ton putain de nain vient de niquer sa mère à mon connard, comme si c'était un autre putain de nain alors qu'il fait deux fois sa taille.


Heu haha ouais, dis-je comme tiré d'un coup de mon mal-être.


Bordel Raff tu fais une de ces têtes! Au dirait que tu vas remonter ton lunch par le chemin inverse ça va pas?


Non t’inquiète, faut juste que je mange un peu je crois.



Mais ma réponse n'intéresse guère Mouse qui est aussitôt obnubilé par le reste de l'affrontement.


Le jeune-homme-rien-de-plus-normal s'est tranquillement avancé vers le centre de l'arène,


Shorvalick le toisant d'un air méfiant fait les 100 pas dans un demi-cercle se rapprochant de plus en plus de son opposant. L'air semble peser le double de son poids alors que les deux s'étudient depuis quelques secondes. Shorvalick se lance enfin dans une triple combinaison, directe de la droite,


crochet de la gauche, coup de genou, le premier coup est facilement esquivé, le deuxième est dévié


et au troisième, lejeune-homme-rien-de-plus-normal saisit le genou de Shorvalick et dans une sorte de roulade envoie valser son adversaire qui s'écrase lourdement. La foule est stupéfaite, le surprenant jeune homme se met alors en position de combat, une pose singulière, Schorvalik se relève abruptement surpris de ne pas s'être fait attaquer au sol, il semble ébranlé.


Putain Raff, le Multi-U nous a planté sur celui-là, non? Il sort de ou ce con?











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